I
Conscient d’être observait, Paul Eyre se blottit sous le lit. La caméra de télévision ne pourrait pas le voir. Les surveillants seraient fous furieux, mais ils n’oseraient pas pénétrer dans sa cellule, de crainte de tomber raide morts.
Il gisait sur le dos, nu, le visage tourné vers les ressorts et le matelas. Au-dessus du matelas, il y avait les draps et les couvertures, puis le toit, puis les nuages. Par-dessus les nuages, c’était le ciel nocturne. Et, dans le ciel, il y avait une étoile autour de laquelle gravitait une planète dont il était originaire. Non, ce n’était pas vraiment lui qui en était originaire, mais la chose qui se cachait dans son cerveau, la chose qui provoquait tous ces changements.
Cette réflexion n’était pas tout à fait exacte. La chose devenait lui, et il devenait la chose. La minuscule structure jaune brique prenait le dessus. Et il en prenait le contrôle. Ils se fondaient l’un dans l’autre.
Il avait peur, mais pas autant qu’il l’aurait cru. L’attente se mêlait de frayeur. En outre, le changement était inévitable. Il l’avait vu en rêve, douze nuits d’affilée. La chose communiquait avec lui par le truchement de rêves, d’images, d’impressions. Ils n’avaient pas de langue commune ; peu importe, ils n’en avaient pas besoin.
Son corps s’arrondissait ; se contractait, s’aplatissait. La chair et les os se ramollissaient, tout comme l’ossature de sa fille lorsqu’il l’avait retrouvée dans sa voiture, sur le parking, à l’époque où la police le traquait. Le squelette de Glenda s’était changé en une sorte de gelée épaisse susceptible de prendre, ou de recevoir, une forme humaine. Non, cette expression ne convenait pas, se dit-il, puisqu’elle était déjà très humaine. Une forme acceptable, plutôt, avec une épine dorsale bien droite, une poitrine bien développée et des jambes harmonieuses. Quant à lui, il allait prendre une forme non-humaine. Une forme qu’aucun homme n’avait jamais revêtue avant lui.
Que deviendraient ses os et ses organes ?
Il tendit une main vers les ressorts du sommier. Ses ongles miroitaient, sa chair émettait des lueurs. Les surveillants allaient-ils remarquer que, sous les draps, l’obscurité se changeait en une lumière crue ? Allaient-ils penser qu’il était en train de s’immoler par le feu ? Et puis, après s’être dit qu’il n’avait ni allumettes ni liquide inflammable, comprendraient-ils qu’il ne pouvait mettre le feu ? Ils auraient envie d’envoyer quelqu’un en reconnaissance, mais n’en feraient rien. Ils devraient se contenter de l’observer, ébahis.
Il avait de quoi les étonner, tous autant qu’ils étaient. Comment ses quatre-vingts kilos pouvaient-ils se contracter sans le tuer ? Comment son cerveau pouvait-il s’aplatir et se condenser sans le tuer ?
Son corps s’affaissa, puis s’étala. Il voulut soulever la tête, mais n’y parvint pas. Ses yeux s’écartaient l’un de l’autre. En môme temps, sa vision s’affaiblissait. Seule la lumière crue lui permettait de voir dans l’obscurité. Ses yeux rapetissaient et commençaient à s’enfoncer dans son crâne. Mais ils ne purent aller très loin, car le crâne lui-même s’aplatissait tout en rétrécissant.
Un instant, ses yeux se trouvèrent au fond d’un puits – c’est du moins ce qu’il lui sembla. Il se souvint d’avoir lu quelque part que l’on pouvait entrevoir les étoiles si l’on se tenait au fond d’un puits, en plein jour. Les étoiles étaient là. Les comètes. Et les novae. Elles étaient toutes là, en luis ; ses nerfs émettaient des signaux lumineux. Mais, bientôt, les nerfs disparaîtraient. Ou bien, ils se changeraient en une structure à laquelle les neurologues de la Terre ne comprendraient rien. Ils changeraient également de fonction, et celle-ci serait tout aussi incompréhensible.
Son corps se déplaça sur le sol ainsi que le ferait une amibe. Il ne pouvait se voir, mais il savait qu’il devait avoir l’air d’une amibe. Son tronc s’aplatissait et devenait circulaire. Ses jambes, ses bras et sa tête diminuaient de taille et se changeaient en formes plates et circulaires. Il était une amibe qui rétracte ses pseudopodes.
Que deviendrait son cerveau ? Qu’arriverait-il à ses yeux ? Et ses veines, ses artères, ses capillaires ? Qu’adviendrait-il de ses os, de ses doigts, de ses orteils, de ses oreilles, de son nez, de ses dents ? Et surtout, qu’adviendrait-il de lui, Paul Eyre ?
Il avait toujours cru avoir une âme. A sa mort, elle monterait au ciel. Paul Eyre serait alors immuable, incorruptible, éternel.
Mais son âme allait se contracter et s’aplatir au même titre que son corps. L’âme suit la carte du corps. Ce que le corps écrit, l’âme le lit.
Mais il ne savait pas en quelle langue son corps écrivait.
Il ne put hurler de terreur quand il comprit pleinement quelle était sa situation. Il n’avait plus de gorge, et ses lèvres se fondaient l’une dans l’autre.
Pourtant, quelque chose en lui parvint à crier. La voix résonna longuement, comme celle d’un homme qui appelle du plus profond d’un labyrinthe souterrain. Quelque part dans la pénombre, une forme se dressa et s’éleva vers lui. Elle était plus noire que les ténèbres, et sa forme n’était qu’à demi humaine. Elle était menaçante, bien que sa voix eût quelque chose de doux et de rassurant. Paul Eyre ne voulait pas être rassuré ; il voulait seulement s’enfuir.
Il sentit son corps se gonfler. Un sentiment de triomphe mêlé de déception s’empara de lui et, soudain, il eut une bouche et une gorge. Au lieu de hurler, il poussa de petits cris plaintifs.